Et la roue tourne

 

 

RÉCIT de Tristan

 

Je vis la Belle s’étirer dans son sommeil. Mais elle ne s’éveilla pas.

J’étais assis dans ma cage, les jambes croisées, les yeux fixés au plafond de la pièce, très concentré.

Une demi-heure avant cela, un autre vaisseau nous avait lancé des signaux, j’en avais la certitude. Nous avions jeté l’ancre, et quelqu’un était monté à notre bord, qui parlait notre langue.

Mais, au-delà du ton et des inflexions de la voix, tous deux familiers, j’étais incapable de discerner les mots eux-mêmes. Et plus j’écoutais cette conversation qui se tenait au-dessus de moi, plus j’avais la conviction qu’elle se déroulait sans interprète. Cet homme devait être un envoyé de la Reine, et il connaissait la langue de ces pirates.

Finalement, la Belle s’assit. Elle s’étira comme un chaton et, considérant le petit triangle de métal entre ses jambes, elle parut tout se remémorer. Elle avait les yeux embrumés, ses gestes, lorsqu’elle ramena en arrière ses cheveux longs et souples, étaient d’une lenteur inhabituelle, et elle cligna des yeux à la lumière de l’unique lanterne suspendue au-dessus d’elle. Puis elle me vit.

— Tristan, chuchota-t-elle.

Elle vint s’asseoir plus près, en se tenant aux barreaux de sa cage.

— Chut !

Je montrai le plafond du doigt. Et, dans un chuchotement pressant, j’évoquai le navire qui était venu nous accoster et l’homme qui était monté à notre bord.

— J’étais certaine que nous cinglions en haute mer, fit-elle.

Dans la cage au-dessous de la sienne, le Prince Laurent, le pauvre fugitif, dormait encore, et le Prince Dimitri, un esclave du château envoyé au village en même temps que nous, dormait au-dessus d’elle.

— Mais qui est monté à bord ? chuchota-t-elle.

— Gardez votre calme, Belle ! lui conseillai-je encore.

Mais c’était inutile. J’étais incapable de saisir le contenu de la conversation. Elle se poursuivait avec animation.

Le visage de la Belle était empreint de l’expression la plus innocente, et l’huile teintée d’or rehaussait d’alléchante manière chaque détail de ses formes. Elle avait l’air plus petite, plus ronde, plus proche encore de la perfection ; accroupie dans sa cage, elle semblait être une créature bizarre, importée d’une terre étrange, afin qu’on l’installe dans un jardin d’agrément. Nous devions tous avoir cette apparence.

— Il se pourrait bien que l’on vienne à notre secours ! fit-elle, trahissant son inquiétude.

— Je ne sais pas, répondis-je.

Pourquoi n’y avait-il pas de soldats à bord ? Pourquoi n’entendait-on que cette seule et unique voix ? Je ne pouvais l’effrayer en lui annonçant que nous étions désormais de véritables captifs, et plus seulement des Tributs de prix sous la protection de Sa Majesté.

Finalement, Laurent reprit ses esprits, et il se leva, lentement, à cause des contusions qui lui recouvraient le corps. Avec cette onction d’huile dorée, il était aussi splendide que la Belle. C’était un spectacle singulier, en vérité, que toutes ces marbrures et ces zébrures si profondément teintées d’or qu’elles en faisaient presque office de purs ornements. Peut-être toutes nos marbrures, toutes nos zébrures n’avaient-elles jamais été que de purs ornements. Sa chevelure, si négligée lorsqu’il était ligoté sur la Croix du Châtiment, était désormais coiffée et arrangée en boucles magnifiques, d’un brun sombre. Il cligna les paupières en levant le regard sur moi, et dans ses yeux s’effacèrent bientôt toute trace du sommeil narcotique.

Hâtivement, je lui expliquai ce qui se passait et lui désignai le plafond en pointant le doigt Tous, nous écoutions cette voix, mais aucun ne la percevait avec plus de clarté que moi.

Laurent remua la tête et se laissa retomber en arrière.

— Quelle aventure ! fit-il, d’une voix lente, avec une indifférence presque ensommeillée.

La Belle sourit malgré elle à ce mot et me lança un coup d’œil timide. J’étais trop en colère pour parler. Je me sentais trop impuissant.

— Attendez, dis-je en me rapprochant d’elle à genoux, les mains agrippées aux barreaux. Quelqu’un vient.

Je pouvais sentir une vibration sourde parcourir les barreaux.

La porte s’ouvrit, et un tandem de ces garçons vêtus de soie qui avaient pris soin de nous firent un pas dans la pièce. Ils portaient de petites lampes à huile en cuivre, en forme de barque. Entre eux deux se tenait un Seigneur plus âgé, aux cheveux gris, de grande taille, vêtu d’un pourpoint et de cuissardes, tenue qui m’était familière, avec son épée au côté, la dague glissée dans une épaisse ceinture de cuir, et il parcourut la pièce du regard, presque avec colère.

D’une voix feutrée, le plus grand des deux garçons s’adressa au Seigneur dans un babil de cette langue étrangère, et l’homme opina du chef, puis il eut un geste, toujours avec cette expression de colère.

— Tristan et la Belle, fit-il, en pénétrant plus avant dans la pièce, et Laurent.

À ces mots, les garçons à la peau olivâtre parurent aussitôt déconcertés. Ils se détournèrent et laissèrent le Seigneur seul avec les esclaves, en refermant la porte derrière eux.

— C’est bien ce que je craignais, fit-il. Et puis Elena, Rosalynde, Dimitri. Les plus beaux esclaves du château. Ces voleurs ont vraiment l’œil. Ils ont libéré les autres sur la côte, dès qu’ils ont déniché les trophées de prix.

— Mais que va-t-il advenir de nous, mon Seigneur ? demandai-je.

Il n’était que trop clair, à son attitude, qu’il était en proie à la plus complète exaspération.

— Ça, mon cher Tristan, répondit le Seigneur, c’est une décision qui est entre les mains de votre Maître, le Sultan.

La Belle en eut le souffle coupé.

Je sentis mon visage se durcir, la rage monter en moi, me réduire au silence – pour le moment –, et je le dévisageai.

— Mon Seigneur, dis-je la voix tremblante de colère, vous ne tenterez même pas de nous sauver ?

Je vis, en l’imaginant, la silhouette de mon Maître, Nicolas, jeté sur le pavé de la place, tandis que le cheval m’emportait, et moi qui me débattais en vain. Mais ce n’était là qu’une part de ce qui m’inquiétait. Qu’est-ce que le sort nous réservait encore ?

— J’ai agi au mieux, fit le Seigneur en s’approchant de moi. J’ai exigé, en échange de chacun de vous, une énorme compensation. Pour les esclaves de la Reine, dodus, à la peau douce et bien éduqués, le Sultan paierait n’importe quoi, mais il aime son or, n’est-ce pas, autant que tout un chacun. Dans deux ans, il vous restituera, bien nourris, en bonne santé, sans souillure aucune, faute de quoi plus jamais il ne reverra son or. Croyez-moi, Prince, c’est ainsi que les choses se sont passées à des centaines de reprises par le passé. Si j’avais échoué à intercepter son vaisseau, ses émissaires et les nôtres se seraient tout de même rencontrés. Il ne cherche aucune querelle véritable à Sa Majesté. Vous n’avez jamais couru un réel péril.

— Pas de réel péril ! protestai-je. On nous emmène dans une terre étrangère où…

— Du calme, Tristan, fit-il sèchement. C’est le Sultan qui a inspiré à notre Reine sa passion pour les victimes dévolues au plaisir. C’est lui qui a envoyé à la Reine ses premiers esclaves et qui lui a expliqué avec quel soin ces esclaves devaient être traités. Il ne vous arrivera aucun mal. Même si naturellement…naturellement…

— Naturellement quoi ? demandai-je.

— Vous serez plus avilis encore, acheva le Seigneur avec un petit haussement d’épaules nerveux, comme s’il ne pouvait se résoudre à achever d’exposer la chose. Au palais du Sultan, vous occuperez une position encore plus méprisable. Naturellement, vous serez les jouets de vos Maîtres et Maîtresses, des jouets de grande valeur. Mais vous ne serez plus traités comme des êtres doués de raison. Tout au contraire, vous serez éduqués comme on éduque des animaux de prix, et jamais vous ne devrez, le ciel vous en préserve, essayer de parler ou de manifester autre chose qu’une intelligence réduite à son expression la plus sommaire…

— Mon Seigneur, l’interrompis-je.

— Comme vous voyez, continua le Seigneur, ici même, les serviteurs ne sont pas restés dans cette pièce dès que l’on s’est adressé à vous comme si vous étiez doté de raison, ils jugent cela trop incongru et trop inconvenant. Au spectacle déplaisant d’un esclave que l’on traite comme un…ils se retirent…

— …comme un humain, chuchota la Belle.

Sa lèvre inférieure fut prise de tremblements, et elle serra ses petits poings autour des barreaux, mais elle ne pleura pas.

— Oui, Princesse, exactement.

— Mon Seigneur. (À présent, j’étais furieux.) Vous devez verser notre rançon, nous sommes sous la protection de Sa Majesté ! Voilà qui viole tous nos accords !

— C’est hors de question, mon cher Prince. Dans le cadre de ce régime d’échanges complexes qui interviennent entre les grandes puissances, certaines choses doivent faire l’objet d’un sacrifice. Et cela ne viole aucun accord. Vous avez été envoyés pour servir, et vous allez servir – au Palais du Sultan. Et, n’en doutez pas, vos nouveaux Maîtres vont vous chérir comme un trésor. Le Sultan a beau posséder de nombreux esclaves originaires de son propre pays, vous, les Princes et les Princesses captifs, vous constituez en quelque sorte un mets de choix et une curiosité des plus grandes.

J’étais trop en colère et trop défait pour continuer de parler. C’était sans espoir. Pas un mot de ce que j’avais pu dire n’y avait rien changé. J’étais emprisonné, comme une créature sauvage, et mon esprit sombra dans un silence misérable.

— J’ai fais ce que j’ai pu, ajouta le Seigneur, embrassant les autres d’un coup d’œil tout en reculant vers la porte.

Dimitri s’était réveillé et il avait écouté, appuyé sur un coude.

— On m’a donné l’ordre d’obtenir des excuses pour cette razzia, poursuivit le Seigneur, et une forte compensation. J’ai obtenu plus d’or que je n’en espérais. (Il se rendit vers la porte. Il avait la main sur la poignée.) Deux ans, Prince, ce n’est pas si long, me fit-il. Et, à votre retour, au château, votre savoir et votre expérience seront appréciés à leur juste valeur, une valeur inestimable.

— Mon Maître ! m’écriai-je soudain. Nicolas, le Chroniqueur. Dites-moi au moins, lors de cette razzia, a-t-il été blessé ?

— Il est bien en vie et, très probablement d’ores et déjà au travail, afin de rendre compte de cette razzia à Sa Majesté, par écrit. Il éprouve un grand chagrin à votre endroit. Mais il n’est rien que l’on y puisse faire. À présent, il me faut vous quitter. Soyez braves et intelligents, ayez l’intelligence de laisser entendre que vous n’êtes pas intelligent, que vous n’êtes rien de plus que le plus vil des petits fagots de passions, n’est-ce pas, ces passions toujours promptes à se déclarer.

Et il nous abandonna.

Nous demeurâmes tous silencieux, à l’écoute des hurlements des marins, de loin en loin, au-dessus de nous. Puis nous sentîmes la mer se soulever mollement, tandis que l’autre vaisseau s’éloignait de nous.

L’immense navire avait repris sa route, à vive allure, comme s’il voguait toutes voiles dehors, et de nouveau je somnolai, contre ces barreaux en or, le regard perdu au loin.

— Ne soyez pas triste, mon chéri, me fit la Belle en me regardant, perplexe, ses longs cheveux lui voilant les seins, la lumière brillant sur ses membres lisses et huilés. Nous sommes pris dans la même tempête qu’auparavant, voilà tout.

Je me retournai et m’étirai, en dépit de cette inconfortable pièce de métal qui m’entravait l’entrejambe, et laissant retomber ma tête entre mes bras, je pleurai, longuement, en silence.

 

Finalement, lorsque mes larmes se furent taries, j’entendis à nouveau la voix de la Belle.

— Je sais que vous pensez à votre Maître, fit-elle avec douceur. Mais, Tristan, souvenez-vous de vos propres paroles.

Je soupirai dans le creux de mon bras.

— Rappelez-les-moi, Belle, lui demandai-je tranquillement.

— Que toute votre existence n’est qu’une prière, celle de vous dissoudre dans la volonté des autres. Ainsi vont les choses, Tristan, et nous descendons sans cesse plus profond, tous autant que nous sommes, dans cette dissolution de nous-même.

— Oui, Belle, fis-je doucement.

— La roue ne fait que tourner, une fois encore, fit-elle, et nous comprenons à présent, plus profondément que jamais, ce que nous avons toujours su, depuis que l’on a fait de nous des captifs.

— Oui, dis-je, à savoir que nous appartenons aux autres.

Je tournai la tête pour la lever vers elle, pour la regarder. La position de nos cages ne nous permettait guère de nous toucher, si ce n’est du bout des doigts – si l’idée nous était seulement venue d’essayer. Il valait mieux me contenter de voir son joli visage et ses petits bras appétissants, qui se tenaient, immobiles, aux barreaux.

— C’est vrai, repris-je. Vous avez raison.

Et je sentis ma poitrine se serrer, avec cette conscience familière et déjà ancienne de mon impuissance, non en qualité de Prince, mais en celle d’esclave, entièrement sous la coupe de Maîtres nouveaux et inconnus et livré à leurs caprices.

Tandis que je regardais son visage, je perçus le premier trouble de l’étonnement s’allumer dans ses yeux. C’est que nous ignorions tout des tourments ou des ravissements qui nous attendaient.

Dimitri était retourné à sa somnolence. De même que Laurent, au-dessous de lui.

La Belle s’étira encore, comme une chatte, puis elle s’allongea sur le matelas de soie.

La porte s’ouvrit, et les jeunes serviteurs, tout de soie vêtus, firent leur entrée – ils étaient six, un par esclave, selon toute apparence – et s’approchèrent des cages pour nous proposer, après avoir ouvert nos portes, une boisson chaude et aromatique qui contenait sûrement une autre potion somnifère qui serait la bienvenue.

La Punition
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